Fédération internationale de la Libre-Pensée. Actes du Congrès de Rome. 1904

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Fédération internationale de la Libre-Pensée. Actes du Congrès de Rome. 1904

Fédération internationale de la Libre-Pensée. Actes du Congrès de Rome. 1904

 
Avant-propos : Libre-penseur et spiritualiste un héritage, un projet pour le monde
Pierre-Yves RUFF
 

     
    Au cours du XIXe siècle, le protestantisme fut traversé par une mutation et une crise sans précédent. L'application d'une approche historique et critique aux écrits de la bible bouleversait les connaissances. La lecture historique des mythes, sous l'angle de l'histoire des religions, aboutissait à un simple constat : les dogmes naissent et meurent, non pas au gré de la volonté d'un quelconque Dieu supposé les dicter, mais en fonction des aléas d'un contexte toujours politique, toujours économique, jamais neutre de considérations très éloignées de tout domaine "religieux". Les choses en seraient sans doute restées là, si une nouvelle génération de protestants libéraux - où l'on vit très vite apparaître un jeune philosophe, un inconnu talentueux du nom de Ferdinand Buisson - trouvèrent qu'il n'était plus possible de rester des apôtres de ce double langage, vécu par eux comme une véritable duplicité : la connaissance dans les salons, la morale dans la prédication. à dire vrai, leur héritage était multiple.
    Du protestantisme, ils avaient retenu, non sans l'avoir parfois longuement combattu, le principe du libre-examen. Certains diront plus tard que leur violent refus des credo n'avait pas pour cause secondaire le fait de les avoir, si longtemps, pratiqués...
    De la philosophie, ils avaient intégré le virage kantien. On l'ignore souvent, mais la notion de "citoyenneté éthique", forgée par Kant dans le sillage de la Révolution franaise, sa volonté de maintenir la religion "dans les limites de la simple raison", son "projet de paix perpétuelle" (principe mme de la future "Société des Nations") marqueront les options, théologiques et politiques, tant des premiers libres-penseurs que des protestants libéraux. Leur commun refus de l'Empire - acte éthique s'il en est - provint directement de cette attitude somme toute nouvelle : celle du devoir de dire "non". Est-ce alors que le beau terme de "protestant", dont le sens initial signifiait simplement "dire sa foi", se recouvrit du nouveau sens de la capacité à protester ? Je ne serais pas loin de le penser.
    Enfin, mais il s'agit encore du sillage de Kant, qui affirmait que "le premier devoir d'un philosophe est d'tre cohérent", ils vécurent comme un devoir de dire ce qu'ils croyaient, de croire ce qu'ils disaient. Ici, pourtant, les pistes se brouillent. D'où vient la racine, chez Kant, de ce principe ? De la philosophie, ou bien de ses origines piétistes, de sa fréquentation d'un protestantisme très pieux, hostile à la raison, lui qui, devenu professeur mais entre autres de théologie, voudra laisser une propédeutique à l'usage des étudiants en théologie protestante, La Religion...
    L'usage fut, longtemps, de situer l'émergence du libéralisme protestant du côté de Schopenhauer, dans cette découverte - somme toute inouïe - que l'expérience religieuse naissait non pas des dires supposés d'un Dieu, mais du besoin - humain, peut-tre trop humain - de s'élever au-delà de soi-mme. à titre personnel, et malgré tout le respect que j'éprouve envers toute expérimentation humaine, cette notion de "sentiment" me laisse un peu perplexe : l'opium du peuple n'est pas loin.
    Par contre, et mme si je reste réservé sur le volontarisme éthique de Kant - source possible de nouveaux fanatismes - je découvre chez lui la rencontre inédite qui devait marquer si longtemps des générations de Républicains : l'importance de la raison, d'un véritable libre-examen et d'une fibre républicaine indéfectible : la République, ce n'est pas seulement un certain choix d'institutions ; c'est la décision absolue de faire de l'éthique le c oeur mme du politique.
    Lorsque Louise Michel, refusant sa libération, affirma en substance qu'elle ne pourrait jamais se sentir libre, tant que l'un de ses frères resterait en prison ; lorsque Ferdinand Buisson, jeune agrégé, prendra le chemin de l'exil par refus de prter serment à un Régime (dont on se demande s'il ne ressemble pas, peu ou prou, au nôtre) ; lorsque, jeune marié, il quittera son épouse enceinte pour rentrer à Paris, tout juste après l'écrasement de la Commune, pour s'occuper des orphelins du xviie - il est permis de se demander dans quelle mesure l'influence commune de Kant, et du principe enfin assumé et vécu de ce libre-examen qui resta si longtemps une chimère, ne devint pas, soudain, une réalité.
    Quoi qu'il en soit, deux mouvements profonds apparaissent alors. Le premier consiste en un rapprochement, de nature inédite, entre certains de ces protestants libéraux et l'univers de l'anarchisme. Élie et Élysée Reclus (qui commencèrent brièvement leur parcours par des études de théologie) en restent des symboles, mais ils ne furent nullement les seuls. Buisson restera sur le seuil...
    Quant au second, il tient sans doute à ce rapprochement possible entre l'une des filiations possibles du protestantisme historique et un courant de la philosophie, acceptée et reue par des Républicains, bien au-delà des données culturelles ou encore confessionnelles de départ.
    Là se trouve à mes yeux la possibilité de la naissance de la libre-pensée.
    Que les cerveaux ecclésiastiques du protestantisme concordataire n'aient pas tardé à réagir, cela n'a rien pour nous surprendre. Mais davantage nous surprend la violence des réactions. Exigeant la croyance aux miracles et au surnaturel, les "orthodoxes" - qui se veulent les seuls protestants - se lancent dans une guerre sans merci. Destitution de pasteurs ici ou là, exigence de faire semblant de croire en toutes les btises contenues par le Symbole dit des Apôtres, volonté d'obtenir de tout pasteur la croyance affirmée en leurs dogmes surannés, les orthodoxes se lancent alors dans un combat sans merci. Strasbourg obtient la division du Consistoire en deux. Paris exclue les libéraux, et impose dans la foulée la signature d'une confession de foi : celle de leur chef, le sinistre Guizot. Au Havre, on place dans le temple une corde, permettant d'éviter tout contact entre les libéraux, situés d'un côté, et ceux qui se prétendent "orthodoxes", positionnés de l'autre...
    C'est ce contexte que vécurent, en ce temps-là, les libéraux. Et l'on comprend, dès lors, pourquoi ils furent les premiers à poser la question des relations entre les églises et l'état. On comprend tout autant pourquoi ce que vécut Dreyfus, leur rappelant l'iniquité vécue par bon nombre d'entre eux lors de "procès ecclésiastiques" aussi probants que celui du petit capitaine, ne pouvait qu'impliquer, chez eux, la volonté de dire "non". Il n'est de raison véritable qu'une fois écartées la sinistre "raison d'église" et la non moins sinistre "raison d'état". Mais également, la libre-pensée, conséquence logique d'une sereine application du principe du libre-examen, revtait à leurs yeux la valeur d'une évidence.
    On peut songer, ici, aux dires de ce sublime acteur de l'émancipation des femmes que fut Félix Pécaut. Venant de découvrir l'article que son ami et compagnon de route, Buisson, avait écrit sous le titre "Prière", dans la première version du Dictionnaire de Pédagogie, Pécaut écrit : "Oh ! que l'on peut voir à nu par cet exemple ce que la sève huguenote aurait mlé de force, de décision, de netteté, de hardiesse à la libre-pensée. Mais, hélas, les protestants désapprennent à l'envi ce chemin ; et les catholiques ne l'ont jamais connu."
     
    1904 intervient toutefois un demi-siècle après leur tout premiers combats. Hormis Buisson, peu d'entre les libéraux ayant vécu les combats dans l'église, puis ceux de l'école laïque, sont encore vivants.
    Trois attitudes se rencontrent alors parmi les parmi ces "protestants" ayant vécu les grands combats qui secouèrent leurs églises. On les retrouve toutes trois lors du Congrès de Rome.
    Domela Nieuwenhuis est le symbole de la première attitude possible. Pasteur protestant libéral, il a nourri, dit-il, deux naïvetés successives. La première fut de croire qu'on pouvait réformer l'église, et la seconde de rver qu'on pouvait réformer l'état. Bien loin que s'en tenir à vouloir la séparation de l'une et de l'autre, Nieuwenhuis en appelle à leur suppression pure et simple. Sans doute n'est-il pas indifférent que le représentant des anarchistes ait été un ancien pasteur protestant libéral.
    La deuxième attitude est celle de Moncure B. Conway, représentant des libres-penseurs américains (Maurice Vernes, qualifié par certains de "fils prodigue du protestantisme", en est un autre exemple.). Il fut un proche de l'initiateur des études historiques et critiques, Friedrich Strauss. On lui doit ce constat, qui fut la marque de toute une génération de protestants : "Ceux parmi nous qui, élevés sous le régime rigide des dogmes protestants, en avons peu à peu découvert la fausseté, et les envisageons maintenant comme odieux, nous ne pouvons empcher notre étonnement de la ténacité dont nous avons fait preuve en y restant attachés si longtemps, et de la manière dont nous avons défendu chaque anneau de la chaîne qui nous enserrait." Moncure B. Conway reste passionné d'exégèse, d'étude des religions, prenant pourtant l'attitude détachée du savant...
    D'autres enfin - et Ferdinand Buisson en demeure à mes yeux l'image emblématique - forgeront ce qu'il est permis d'appeler une autre faon de penser et de vivre la foi. Pour eux, la religion nouvelle se devait d'exister sans prtre, sans autel, sans dogme et sans credo. Elle ne pouvait qu'admettre l'athéisme, mais non comme un dogme nouveau ou l'article premier d'un nouveau catéchisme. Le dialogue avec l'athéisme était pour eux l'une des facettes fondamentales de leur attitude spiritualiste. Car c'est de la rencontre et du débat entre ces deux pôles fondamentaux de l'intériorité humaine, athéisme et spiritualisme, que devait naître l'avènement d'un monde véritablement laïque, avènement d'une forme nouvelle de foi, bien supérieure aux précédentes. Il serait sans grand intért de disserter sur la faon dont cette approche doit tre qualifiée : foi laïque, foi humaniste, éthique républicaine, etc., peu importe. La pensée reste claire et repose sur deux principes : le libre-examen comme méthode, la justice sociale comme fin.
     
    Je me retrouve partiellement dans les trois attitudes que je viens de décrire. Elles sont trois réponses possibles à une histoire, qui nous paraît lointaine, quand bien mme sous d'autres formes les temps présents n'en sont guère éloignés. Je ressens toutefois une proximité plus grande avec l'approche de Buisson, dont le programme reste actuel. Nous n'en sommes pas seulement à tenter de défendre les acquis si fragiles de la loi de 1905. Nous nous devons, surtout de tenter de la faire comprendre, tant le recours incantatoire au si beau terme de "laïcité" recouvre, aujourd'hui, des discours politiques d'une affligeante naïveté, quand ils ne sont pas le fruit des calculs politiques les plus retors.
    La Libre-Pensée fut un creuset de réflexion, de partage dans le domaine de la pensée et un lieu où ensemble, malgré les différences et certains clivages très réels, des femmes et des hommes forgèrent des outils pour oeuvrer dans le monde. Elle en reoit la chance d'un héritage et un défi à relever : celui de poursuivre l' oeuvre entreprise, dans un contexte certes nouveau, mais avec un mme objectif : combattre, "au nom de la dignité de la personne humaine, ce triple joug : le pouvoir abusif de l'autorité en matière religieuse, du privilège en matière politique et du capital en matière économique".
    Protestant libéral, je n'accorde aucune valeur préalable à l'existence d'institutions. Par contre, j'estime que les forces laïques doivent disposer des outils nécessaires à leur oeuvre de débat, de transmission et d'action. L'existence d'une association mondiale est à cet égard indispensable. Gageons qu'en revisitant le passé elle saura vivifier l'avenir.


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